En matière de créatures fabuleuses, bonnes comme mauvaises, la mythologie nordique nous offre quelques spécimens remarquables, comme Sleipnir , le fidèle coursier à huit pattes d'Odin, Midgardsormr, le monstrueux serpent de mer géant, ou hraesvelgr, l'aigle gigantesque qui produit les vents. Les autres monstres proviennent en majeure partie de la littérature savante - les étymologies isidoriennes, l'elucidarius d'honorius Augustodunencis et le physialogus - , soit directement, soit par traductions interposées, les recherches ont ainsi montré que les monstres de la kirialax saga sont tirés du stjorn, une compilation vétéro et néotestamentaire du XIVe siècle, et que, dans la même saga, les terrata de l'armée du sultan viennent de la description du monde (heimslysing), chapitre transmis par la hauksbok. On sait aussi que la perméabilité de ce type d'emprunts est plus forte dans les sagas tardives, surtout dans les sagas de chevaliers (riddarasogur), et les sagas mensongères (lygisogur) plus que dans les sagas des islandais ( islandingasogur).
L'importance de la littérature savante sur le sujet est fondamentale: l'une des sources des monstres par ailleurs bien connus de l'occident médiévale est la hauksbok, compilée par Haukr Erlendsson, évoque une cinquantaine de monstres, dont ceux d'un peuple appelé hornnfinar qui possèdent une corne tordue sur le front et sont anthropophages, ainsi que des gens dont le menton est dans la poitrine, appelés hundingjar, qui attaquent les hommes comme des chiens enragés.
Les monstres marins
Commençons par les monstres marins, le miroir royal (konungs skuggsja), ouvrage didactique rédigé en Norvège vers, décrit ainsi ceux qui peuplent les mers du Groenland: "on raconte que les mers du Groenland abritent des monstres, cependant, je pense qu'ils ne se montrent pas souvent. Si on peut en parler, c'est que des hommes les ont vus. On dit que celui qui s'appelle hafstrambi se trouve dans ces mers; il est de grande taille et se dresse directement au dessus de l'eau. On a vu qu'il avait les épaules humaines, un cou et une tête, des yeux, et des sourcils, il ressemblait à un homme coiffé d'un heaume pointu. Il possédait les épaules d'un homme mais pas de bras, et il paraissait se rétrécir à partir des épaules et s'amincir de plus en plus a mesure qu'on a pu en regarder le bas. Nul n'a cependant pu voir comment son extrémité inferieure était faite, si elle avait une queue comme un poisson ou si elle était pointue comme un talon. A le regarder son corps ressemblait à une chandelle de glace. Personne ne l'a assez bien vu pour dire s'il avait des écailles comme un poisson ou une peau semblable à celle d'un homme.".
Il y a aussi la margygr (géante de mer): "femme en haut de la ceinture, avec de gros seins sur la poitrine, comme une femme, de long bras et une longue chevelure; son cou et sa tête sont formés comme ceux d'un humain. Il a paru aux gens que ce monstre avait de grandes mains palmées, comme les pieds des oiseaux nageurs. Au dessus de la ceinture, ce monstre ressemblait à un poisson, avec des écailles, une queue de poisson et des nageoires...Il paraissait grand avec un visage terrible, un front pointu, des yeux larges, une grande bouche et des yeux ridés". Cette margygr est, selon les textes, une sirène ou une ondine. La olafs saga hins helga (chap 14) en parle comme d'un être dangereux: "à l'embouchure du fleuve Karl se trouvait un être singulier, une margygr, dont le bas était celui d'un poisson ou d'un cétacé, et le haut d'une femme; c'était un monstre poisson qui avait tué la de nombreux hommes".
La marque du merveilleux
La pidreks saga af bern raconte comment le roi Vilcinusfit voile un jour avec son armée vers les pays orientaux de la mer baltique: "il y rencontra dans une forêt une femme d'une merveilleuse beauté qui éveilla son désir, et il coucha avec elle. C'était une ondine, un monstre dans l'eau, mais une femme comme les autres sur la terre ferme." On retiendra aussi que les ondines on souvent le don de prophétie et qu'elles et les ondins sont les protagonistes de nombreuses ballades populaires danoises, comme agnete og havmanden, harpens kraft, herr luno og havfruen, havfruen spadon, ungersven och havfruen, terna hja havfrua.
Dans hrolfs saga gautrekssonar, nous rencontrons un blendingr, c'est à dire un monstre particulier issu de l'union d'un homme et d'une créature surnaturelle.
Si dans le physiologus, le centaure ou l'onocentaure, est nommé, finngalkn, dans l'orvar-odds saga, il est ainsi décrit: la géante Grimhildr est devenue un finngalkn; elle est humaine jusqu'à la tête, animale plus bas, a des serres immenses et une très grande queue qu'll' utilise pour occire les hommes et le bétail, les bêtes et les dragons. Dans hjalmpes saga ok olvis, le finngalkn a des pieds de cheval, une grande queue et une longue crinière, de grands yeux, une vaste bouche et de fortes mains.
On remarquera aussi que les bovidés ont parfois trois ou quatre cornes, trois dans sigrgards saga fraekna, quatre dans laxdaela saga, deux normales, une montant droit en l'air et une lui sortant du front et descendant devant ses yeux.
Des monstres hyperboliques
Chez les géant(e)s, quels que soient leurs noms (troll, jotunn, hrimpurs, risi, gygr, flagd, flagd kona), outre les difformités habituelles -bosse, hirsutisme, etc.-, la singularité des traditions norroises est de les doter de plusieurs bras. Le plus célèbre de ces polybrachiques est le grand père de starkadr que l'on retrouve chez saxo grammaticus: " on disait qu'il descendait de géants et que le nombre de ses mains révélait son ascendance monstrueuse. Le dieu Thor, disait-on, avait détaché de lui quatre de ses mains dont la nature généreuse l'avait affligé; il coupa les jointures des tendons et libéra ce corps incongru de ces grappes de doigts singuliers. Il ne lui laissa que deux bras et corrigea sa stature, auparavant celle d'un géant, déformée par des membres inutiles, et il eut désormais taille humaine et meilleur aspect."
La polycéphalie se rencontre dans hervarar saga og heidreks, dans les poèmes de l'Edda et la gautreks saga - le nombre de tête va de trois à neuf cents ! Les géant(e)s sont parfois bicolores, comme dans magnus saga jarl, ont une tête et même un cœur de pierre, comme hrungnir, quelques personnages sont aussi très originaux. Ivarr sans os est ainsi appelé car du cartilage remplace ses os et on est obligé de le porter. Il y a deux des fils de Bjorn et Bera dans hrols saga kraka ok kappa hans, le premier est mi-homme mi- élan, le second a des pattes (des pieds) de chien: " le haut de son corps était d'un homme, le bas, d'un élan. Il s'appelait elg-frodi (frodi l'élan). Un autre enfant naquit et on l'appela Thorir. Il avait un pied de chien et fut pour cette raison nommé Thorir patte de chien."
L'hybridation, la marque des maudits
Un monstre inclassable, notamment par son origine, surgit dans différents textes: Selkolla. Le Selkollu pattr du scalde Einarr Gilsson, dont les documents attestent l'existence en 1339 et 1369,, rapporte ceci: "un couple est en route pour faire baptiser son enfant med heidnu barn (avec un nouveau né païen, c'est à dire non baptisé), chemin faisant, l'homme et la femme sont prit du désir de s'unir. Ils posent l'enfant sur une pierre et s'écartent. Quand ils reviennent l'enfant est mort et froid, et une femme horrible leur apparait. tout semble indiquer que l'enfant a pris cette forme monstrueuse. La femme a une tête de phoque, et les habitants de la région la nomme Selkolla "tête de phoque".
Dès lors, ce monstre hante le steingrimfjord. On le voit de jour comme de nuit, tantôt belle jeune femme, tantôt hideuse. sous la forme d'une femme, elle rend souvent visite à un certain Dalkr, qui se met à dépérir. Son ami Porgisl vient veiller auprès de lui, mais Selkolla l'attaque et lui fait sauter les yeux des orbites.
Dans le livre des miracles de l'évêque Gudmundr - qui a du être rédigé vers 1400, lui aussi à partir du poème d'Einarr -, le vocabulaire est le même que dans la saga, mais la naissance de Selkolla est expliquée ainsi: "les parents de l'enfant et les habitants de la région croient qu'un esprit impur s'est glissé dans le cadavre du nouveau-né".
Des influences floues
Cet aperçu appelle des remarques, s'il existe des monographies sur certains monstres ,nordiques, à ma connaissance, il n'en existe aucun inventaire. Or, cet outil est indispensable si l'on veut distinguer les traditions typiquement scandinaves des emprunts et, au delà, remonter jusqu'aux sources et cerner au plus près la diffusion des écrits tératologiques. Le rôle principal des monstres évoqués est de faire peur, de faire rêver et de dépayser en faisant appel aux monstres du bout du monde présents dans la littérature latine.
Les dictionnaires sont loin de noter le sémantisme polysémique de maints concepts dont nous avons donné une idée avec l'histoire de Selkolla. La traduction systématique de Sekona ou de margygr par "sirène" est peu satisfaisante, et que dire de troll ("géants, monstres, magiciens, sorciers"), Skessa ("femme, trolls, monstresse"), gygr ("géante, magicienne")? Pourquoi tant de dénominations si elles sont équivalentes et se résument grosso modo à "monstre" et à "troll"? Il semble que nous sommes confrontés à des strates historiques correspondant à des croyances bien plus diversifiées. Comment expliquer que des géants fassent la taille de nains et inversement à moins d'admettre que la notion de races sous-tend ces noms? Bref, il reste encore beaucoup à découvrir.